Sayed Haider Raza, grand peintre indien à découvrir à Paris

Du 15 février au 15 mai 2023, deux belles expositions parisiennes sont consacrées au grand peintre indien Sayed Haider Raza (1922-2016) : au Centre Pompidou et au Musée Guimet.

L’occasion de revenir sur son parcours, qui puise aux sources des traditions tantriques.

 

« J’ai essayé d’étudier sérieusement – mais avec modestie – la pensée tantrique et les diagrammes que sont les yantras. J’ai voulu comprendre l’esprit qui les anime, les principes qui guident les mandalas et les chakras »

 

« Tu te concentres sur ce point. On le nomme bindu. »

 

Raza est né en 1922 dans un petit village du Madhya Pradesh, mais quand il avait six ans, sa famille s’est déplacée en un lieu au nom prophétique, Mandala, sur le bord de la Narmada. Un souvenir d’enfance a été déterminant : « Je n’étais pas un bon élève et j’étais souvent angoissé. Un jour, alors que j’avais huit ans, mon professeur m’a demandé de rester seul assis sous la véranda de l’école. Il y avait là un mur blanc sur lequel il a dessiné un point. Il m’a dit : « Tu restes tranquille, tu oublies les jeux, le sport, tu ne regardes pas les oiseaux sur les arbres, tu te concentres sur ce point. On le nomme bindu. » J’ai eu peur mais j’ai obéi. J’ai regardé sans comprendre ce qu’il attendait de moi. Quand il est revenu, il m’a dit : « Très bien, maintenant tu rentres déjeuner chez toi et tu reviendras avec ton frère pour tes leçons. » Cet événement a changé ma vie. J’ai compris quelque chose de capital et j’ai aimé l’école ».

Après avoir suivi un enseignement à l’Ecole des Beaux-Arts de Nagpur en 1939, il intègre, en 1943, la Sir J.J. School of Art de Bombay dont il obtient le diplôme. A Bombay, le jeune artiste sera l’un des fondateurs du « Progressive Artists Group ». « En 1947-1948, l’Inde était devenue indépendante. Cela nous a donné une exceptionnelle énergie. Tout nous semblait possible !… Vous ne pouvez pas imaginer le souffle de liberté que nous sentions en nous ! ». Raza obtient une bourse des gouvernements indien et français qui lui permet de venir faire des études à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris. En 1956, il remporte le très convoité Prix de la Critique décerné par 14 critiques d’art parisiens. Très tôt il participe à de très nombreuses expositions collectives (Salon de Mai, Biennale de Sao Paulo, Salon Comparaisons à Paris, etc.). Il participera également au fil du temps à des manifestations exclusivement consacrées à l’art indien contemporain (Washington, Londres, Oxford, Paris, New York, etc.). Il intègre les révolutions picturales occidentales, mais quelque chose lui manque : « Je n’étais pas content de mon travail. Dans la solitude de mon atelier, dans le silence de mes nuits, je m’apostrophais : « Où es-tu Raza ? Je ne te vois pas dans tes peintures ! » (…) Quelque chose me manquait… une valeur qui provenait de mes origines : la spiritualité dans l’art… Que faire ? Je me suis à nouveau rendu en Inde, et depuis lors, j’y suis allé chaque année ».

A partir des années 1985, la thématique de l’abstraction géométrique et centrée devient omniprésente dans son œuvre.

 

Le monde des formes et des couleurs

C’est le monde du créé, de prakriti (un terme dont il désigne plusieurs de ses œuvres). Dans cette seconde période de son œuvre, il va presque exclusivement jouer avec le cercle, le carré et le triangle. A la question d’O. Germain-Thomas : « Quelle a été la principale question d’ordre pictural que vous avez eu à régler quand vous avez commencé à peindre ? », Raza répond : « La structure », « l’agencement de l’espace », une « consécration de l’espace ». L’espace prend forme à travers l’acte créateur du peintre, comme il a pris forme à travers l’acte du Créateur divin. Il est déploiement du bindu, à travers une procession de formes qui rappelle la procession des tattvas du Sâmkhya.
Quant à sa passion pour les couleurs, il dit qu’elle « est aussi une forme d’extase (…) L’extase que l’on peut trouver en employant le jaune, l’orange, le rouge, le noir… permet d’exprimer la danse de Krishna, lîlâ (« jeu » de la divinité) qui est plein de sensualité et d’amour. Mais ce faisant on ne quitte pas ce monde ».

« Dans la pensée hindoue, on distingue cinq éléments : la terre, l’eau, le feu, l’air et l’espace. Chaque couleur exprime un élément ».

 

Les sons

Cette peinture n’est pas seulement visuelle, elle est aussi sonore ; elle repose sur une mise en vibration des formes et des couleurs, sur la découverte d’un rythme : « Cette consécration de l’espace, j’ai essayé de l’introduire comme un musicien joue le râga du matin, du soir ou de la nuit ». Raza fait le parallèle entre la poésie, la danse et la peinture ; souvent il introduit dans ses toiles un mot ou une expression qui font fonction de mantras : Prakriti, Sûrya namaskar, Shanti, « Bindu naad, le son du bindu ». C’est aussi une indication de la manière dont il faut méditer ses toiles, comme une expérience sensorielle totale : « Il faudrait regarder une peinture avec l’oreille ».

 

Retour au bindu : « l’essentiel est le voyage intérieur »

Le bindu est « mesure de l’accord » et « cœur de ce qui commence ». Il y a donc en lui une dimension cosmogonique, comme dans un tableau de 1988 au titre évocateur : « Emergence ». Le bindu est la goutte de semence, le point focal d’où tout provient et où tout retourne. A partir de lui s’effectue le passage du un au multiple, du potentiel au manifesté. Il est le réservoir universel de l’énergie, ce dont témoignent beaucoup d’œuvres qui s’appellent Kundalini : « J’ai exprimé la kundalinî, cette énergie que chacun possède en lui, et dont j’ai moi-même vécu l’éveil ».

Peu à peu, Raza abandonne le monde des couleurs et des sons, miroir de la diversité existentielle, pour entrer dans une profondeur qu’on pourrait dire mystique. Alain Bonfand parle de « ce camaïeu qui tend vers une sorte d’achromie, achromie synonyme de silence… ce point, point du silence qui fait taire les bruits du monde et même les oiseaux dans les arbres ». « Ses œuvres semblent un chemin vers le silence (…) Elles sont les cibles de l’invisible, et le bindu le cœur de cette cible ». A la question d’O. Germain-Thomas « Que dire du blanc qui domine certaines de vos dernières toiles ? », Raza répond : « Depuis cinq ou six ans, j’ai éprouvé la nécessité de ne plus employer les cinq couleurs (…) J’ai voulu aller au-delà en peignant des toiles avec seulement du noir et du gris. Puis avec du noir, du gris et du blanc. Et encore plus loin, vers la paix parfaite, avec du blanc et du gris pâle (…) cela m’a demandé un grand effort, une longue patience. Si on ne cherche pas avec intensité, on n’aboutit pas. Un peintre doit faire deux sortes de voyages. Le voyage extérieur, bien sûr (…) Mais l’essentiel est le voyage intérieur ». « Pour moi, le sacré s’exprime principalement en peinture par la simplicité et par une grande économie de moyens, un état de paix et de sérénité. En 1998, j’ai travaillé pendant plusieurs mois pour éliminer les couleurs vives et limiter ma peinture au gris, au blanc et au noir. Cet état transcendantal est difficile à atteindre (…) Peut-être que les dernières toiles de ma vie seront faites avec des harmonies de blanc ».

On pense au programme de Paul Klee : « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible ». En ceci, il est de l’ordre de la révélation. Alain Bonfand, relevant la phrase de Raza « Je pense que la peinture n’est pas produite par l’homme, par le peintre, mais que dans l’acte de peindre il y a des forces supérieures qui participent, qui agissent », commente ainsi cette dimension spirituelle vécue de l’intérieur : « Le cadre pour Raza n’est pas celui d’une convention ou d’une rhétorique, il devient (…) l’enceinte d’une expérience intérieure autant que picturale ». Et il parle du mouvement de « surgir-disparaître » qui habite au cœur du bindu. Alors « l’attitude devant l’œuvre n’est plus la description, ni la constitution, mais bien la contemplation et l’attente ».

 

Ysé Tardan-Masquelier

 

Les citations proviennent de deux ouvrages :
S. H. Raza et Olivier Germain-Thomas, Mandalas, Paris, Albin Michel, 2004
Alain Bonfand, Raza, Paris, éd. de la Différence, 2008.

 

Crédits photos : Pinterest

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