Enseigner le yoga en prison

Enseigner le yoga en prison

 

Julie Banzet, enseignante de yoga notamment en prison, et Ariane Amado, spécialiste de droit pénal et pénitentiaire, étaient les invitées de la Fédération Nationale des Enseignants de Yoga (FNEY) vendredi 14 novembre dernier Rue Aubriot (siège de l’EFY et de la FNEY) afin d’évoquer les spécificités éventuelles de l’enseignement du yoga dans des lieux de privation de liberté. Passionnant !

 

La France comptait, au 1 avril 2025, 81 600 personnes détenues (condamnées ou bien prévenues en détention provisoire). La proposition d’activités physiques et socio-culturelles dans les établissements pénitentiaires se réduit considérablement depuis quelques années, parfois perçues, y compris par les pouvoirs publics, comme accessoires ou relevant d’un privilège indu. La FNEY – dans son désir d’accompagner les enseignant(e)s de yoga dans la réflexion qu’ils et elles peuvent mener sur leur métier, sur leur engagement dans la société, sur la notion d’inclusivité appliquée au yoga – a souhaité donné la parole à deux personnes qui connaissent bien l’univers pénitentiaire et peuvent témoigner de ce que peut être l’enseignement du yoga en prison : Julie Banzet, formée à l’EFY de Paris, qui donne des cours en prison (entre autres lieux) depuis 2013 et Ariane Amado, présente à ces cours, qui est chargée de recherche au CNRS et spécialiste de droit pénal et pénitentiaire.

Avant d’entrer dans le vif du sujet de la spécificité éventuelle de l’enseignement du yoga en prison en France aujourd’hui, Ariane Amado a rappelé que les lieux de privation de liberté ont pour objectif, au moins en théorie, de punir les personnes ayant commis un acte interdit par la loi, de protéger les victimes et de permettre aux détenu(e)s de se réinsérer. « De mon point de vue, ces lieux ne permettent pas de répondre aux objectifs fixés, à savoir d’apporter une forme de réparation aux victimes, ou de faire prendre conscience aux prisonniers de la gravité des faits commis, et encore moins de les réinsérer ». Selon cette chercheuse, « les prisons sont des lieux surpeuplés et abîment énormément les personnes enfermées ». Les détenus, explique-t-elle, souffrent très souvent de troubles psychiques, d’une mauvaise alimentation, de problèmes physiques également, puisque leurs mouvements, par définition, sont limités. « La moyenne d’âge des détenus est plutôt jeune, 35-40 ans pour les longues peines, 18-25 ans, pour les personnes en détention provisoire, ajoute Julie Banzet. Lorsqu’ils le peuvent, ils pratiquent une musculation intense et parfois délétère, avec, à la clé, des douleurs provoquées par des hernies discales, des capsulites et autres ». Cela alors que l’accès aux soins est compliqué et souvent inexistant !

Peut-on parler de spécificité de l’enseignement du yoga en prison ? Après tout, le public concerné n’est pas le même que celui rencontré dans les cours hebdomadaires « habituels ». « On pourrait penser qu’en proposant des cours de yoga en prison, on s’adresse à des individus ‘différents’, souligne Julie Banzet. Or, il s’agit de personnes comme les autres. Et comme dans tout cours, la question est de se rendre disponible, avec toutes nos compétences, à la personne en face de nous et à ses spécificités” . L’enseignante insiste sur la place qu’elle pense occuper en choisissant ce « public » : « Je n’apporte rien de spécial ni d’extraordinaire à travers mes cours. Il me semble important de se détacher de cette image d’enseignante-sauveuse, ou de penser que l’on va changer les choses grâce à notre enseignement. » Question pertinente, précise-t-elle au passage, quel que soit le public auquel on s’adresse quand on décide d’enseigner le yoga ! Pour autant, proposer des séances en milieux fermés n’a rien d’anodin. Enseigner le yoga en prison, c’est, selon Julie Banzet, bel et bien « créer un espace de liberté dans un lieu contraint », sans angélisme, en faisant preuve au contraire d’une certaine forme de réserve et de pudeur. Et de lucidité sur l’instrumentalisation possible qui peut être faite de ces séances de yoga ! En effet, ces dernières s’inscrivent dans le parcours d’exécution des peines des détenus : rien de neutre là-dedans. Les détenus sont susceptibles de les suivre pour montrer leur bonne volonté à participer à des ateliers (ce qui sera notifié au juge d’exécution des peines) ; les surveillants peuvent exiger d’être présents dans la salle ; des feuilles d’émargement circulent pour attester de la présence des personnes inscrites, ce qui peut créer de l’inconfort chez l’enseignante de yoga, comme si elle se rangeait du côté de l’administration pénitentiaire dans sa mission de contrôles des faits et gestes des détenus. « Le cadre étant très contraint, le moindre des mouvements des prisonniers est contrôlé et parfois d’ailleurs empêché, souligne Julie Banzet. Certains n’arrivent jamais dans la salle de yoga parce qu’il n’y a pas de surveillant disponible pour les y amener ou parce qu’un évènement particulier provoque ce que l’administration pénitentiaire appelle un blocage de mouvements ». D’ailleurs un cours peut être décalé ou annulé au dernier moment.

Or, il est important que le yoga reste un espace de liberté. S’il permet, sans jeu de mot malheureux, de s’évader d’une routine quotidienne souvent délétère, de remettre le corps en mouvement, de prendre un peu soin de soi, il ne peut reposer que sur le volontariat. « Tous les participants sont volontaires. Mais je précise à chaque fois qu’ils suivent la séance seulement s’ils en ont envie. Dans le cas contraire, ils peuvent s’asseoir sur le côté, et s’ils discutent, ils le font à voix basse, sans déranger les autres ». Il est donc possible de créer un lieu d’écoute, d’attention et même de délicatesse dans cet environnement clos et basé sur la contrainte. L’enseignante de yoga doit aussi disposer de temps et faire preuve elle-même d’une grande souplesse. En effet, outre les changements d’horaires ou les annulations liées aux décisions de l’administration, l’accès aux lieux d’enfermement n’est jamais facile. Les prisons sont plutôt éloignées des centres ville. Et une fois arrivée sur les lieux, l’accès à la salle de yoga peut prendre un certain temps : mesures de sécurité nombreuses, portes qui se dévérouillent et se vérouillent sur le passage de l’enseignante… et l’imprévu qui peut surgir à tout moment. « Nous, nous devons nous engager à venir et il est très important d’honorer nos engagements, certains détenus attendant ce rendez-vous toute la semaine car c’est leur seule activité, explique l’enseignante de yoga.  Mais rien ne dit, même si nous passons plusieurs heures à atteindre la salle, que le cours aura forcément lieu ! »

Tout contexte d’enseignement du yoga nécessite de définir le cadre au préalable. C’est encore plus vrai ici, l’administration pénitentiaire étant la première à produire un cadre d’intervention strict et les détenus s’y conformant puisqu’ils n’ont pas le choix ! À l’enseignante, ensuite, de définir son propre cadre : prendre évidemment conscience qu’elle est une femme dans un univers très masculin et adapter son attitude en conséquence (pas d’attitude de séduction, pas de posture qui pourrait avoir des connotations sexuelles liées à la position du corps), ne pas être dans le jugement de la personne (dont la « prof » n’a pas à connaître les motifs d’incarcération), s’habiller de façon neutre, s’adresser aux détenus par le prénom ou « monsieur », en optant ou pas pour le tutoiement. « Contrairement à une idée reçue, travailler auprès de détenus ne revêt pas de danger particulier », souligne Ariane Amado. En effet, comme on l’a dit, les personnes sont volontaires et le yoga fait partie de leur parcours d’exécution de peine, les détenus ont été « sélectionnés » par l’institution (quoiqu’en pense si l’enseignante). « Et si un détenu ne va pas bien et dérange le groupe, c’est souvent le groupe lui-même qui va gérer ce moment pour préserver la séance et l’enseignante », témoigne Julie Banzet. Qui peut aussi appuyer sur un bouton en cas de situation à risque afin d’alerter les surveillants : cela ne lui est jamais arrivé, sauf une fois…par accident !

À quoi ressemble une séance de yoga dans un lieu de privation de liberté ? Pas de réponse unique à cette question bien sûr. L’enseignante s’adapte aux problématiques rencontrées qui peuvent varier d’un lieu à l’autre et d’une personne à l’autre. Face à des jeunes hommes férus de musculation, il peut être intéressant de proposer le guetteur mais en mettant l’accent sur les différentes phases de la respiration pour faire vivre la posture autrement que par la force. Ouvrant ainsi un autre rapport aux mouvements, à la perception de son corps, à une intériorité qui ne peut être attaquée par personne. « Les cours de yoga en prison ne sont pas des ‘sous-cours’ », selon Ariane Amado. À chaque enseignant(e) de tisser sa trame en fonction de ce qu’il ou elle perçoit (1).

C’est aux enseignants de yoga, on l’aura compris, de connaître leurs motivations et leurs limites, avant d’intervenir dans des lieux de privation de liberté. Sachant que la rémunération reste généralement très faible, au regard de l’investissement en temps notamment ! Comment la FNEY peut-elle faciliter l’entrée des « profs » de yoga dans les prisons ? Voilà un enjeu important et une question à laquelle la Fédération souhaite s’atteler… dans un contexte, on l’a vu, de diminution drastique d’activités culturelles, physiques et sportives à l’attention des prisonniers.

 

(1) Pour une approche approfondie de ce sujet, nous vous recommandons la lecture de l’article de Julie Banzet parue dans la Revue Française de Yoga n°60 (Expériences de l’intensité, intensité de l’expérience) : le yoga, espace de jeu dans le temps carcéral. Ainsi que celui, à paraître dans la RFY n°74, signé de Julie Banzet et Ariane Amado.

 

 

 

 

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