Le colloque : Yoga. Ascètes, yogis, soufis, du renoncement à la promesse du bien-être.
A l’occasion de l’exposition « Yoga. Ascètes, yogis, soufis » qui s’est déroulée au Musée Guimet du 2 février au 2 mai 2022, une journée de colloque s’est tenue le 19 mars organisée par Cécile Becker, responsable du pôle de la programmation artistique et culturelle au Musée Guimet, et Ysé Tardan-Masquelier. Différemment de la journée qui avait eu lieu la semaine précédente à l’Ecole Française d’Extrême-Orient – dont nous avons rendu compte dans un article précédent – ce colloque ne s’adressait pas seulement à un public de spécialistes.
Historien.ne.s de l’art, anthropologues, politologues ont ouvert largement l’horizon sur les doctrines et les pratiques ascétiques qui ont trouvé sur le sol indien une terre d’élection. L’ascétisme se définissant toujours sous l’angle d’un rapport, fut-il en négatif, au social, au séculier et au pouvoir. Ainsi, en ouverture, Ysé Tardan Masquelier a rappelé qu’au cours de l’histoire, les yogis semblent avoir oscillé entre deux pôles : le retrait et l’engagement dans le monde.
L’évolution du yoga à travers les temps et les continents
Le yoga, une pratique d’expérimentation de soi sur soi
A sa suite, Alexandre Astier, historien de l’art et formateur à l’EFY, a notamment expliqué qu’aux alentours des Vème-IVème siècles av. notre ère, le renoncement est devenu central en Inde. Ce « non au monde » « nivritti » s’opposait alors à un « oui au monde »« pravritti » incarné par la culture sacrificielle des brahmanes, son engagement pour la continuité généalogique par la voie d’une descendance masculine, son idéal d’une longue vie. A l’encontre de tout ce que les brahmanes tenaient pour essentiel, les ascètes prônèrent le renoncement au désir de fils, aux richesses, au monde pour rechercher exclusivement la libération, « moksha ». Il est très probable, comme l’a démontré le grand indianiste suisse Johannès Bronkhorst, que la région d’origine de cette nouvelle quête soit celle du Magadha, qui vit naître le jainisme, le bouddhisme et, plus lointainement, des éléments du futur yoga. C’est là que l’on rencontre en premier les croyances au samsara (le cycle des renaissances) et au karma, avec ses conséquences : puisque tout acte – même bon – génère du karma, il faut ne plus agir du tout pour obtenir la libération. En tant que pratique d’expérimentation de soi sur soi, exercice spirituel, le yoga va se présenter comme l’une des méthodes les plus efficaces pour obtenir la libération. Mais, par la suite, il sera également intégré par des brahmanes (tenants du « oui » au monde). Alexandre Astier distingue notamment deux tentatives de réconciliation entre le modèle de l’homme dans le monde et le modèle de l’ascète : dans la Bhagavad Gita et dans le système des 4 ashrâmas (les 4 stades de l’existences, codifiés dans les traités brahmaniques).
Le yoga comme un rituel mental
Amandine Wattelier-Bricout, docteure en études indiennes dont la recherche se fonde sur les sources manuscrites et épigraphiques, a livré une étude sur les deux plus anciennes communautés de yogis de l’Inde et leurs philosophies pratiques. Les premiers, les Pashupata, shivaïtes, faisaient partie de ces ascètes très transgressifs, qui font fi des normes sociales et prônaient des attitudes étranges, voire repoussantes, ainsi préconisaient-ils de « de vivre à la manière d’un ruminant ».
Les Pâshupatas mettaient en oeuvre une forme ascétique que l’on retrouvera aussi ailleurs et qui consiste à attirer sur soi l’opprobre. « La honte qui met [les ascètes] à l’écart de la société est pensée comme une approche de Dieu. » (Ysé Tardan-Masquelier). Mais elle est aussi une manière de se décharger de son karma sur ceux qui vous méprisent, et qui, du fait de ce sentiment négatif, en assument le poids. Quant aux seconds, les Pañcarâtras, vishnouites, ils affirmaient que, Dieu étant présent au cœur de l’être humain, il n’était nul besoin de pratiques rituelles ostentatoires et il faut entendre le yoga comme un rituel mental.
Le yoga donne accès à des pouvoirs sur les éléments
Véronique Bouillier, ethnologue, spécialiste des Nâths, les célèbres yogis aux oreilles fendues par les lourdes boucles d’oreille qu’ils reçoivent lors de l’initiation, a montré comment, paradoxalement, les renonçants et les pouvoirs politiques ont parfois été très proches. Les Nâths yogis (qui ont contribué à la mise en forme du Hatha Yoga) sont les héritiers de certaines conceptions très anciennes sur l’identité des éléments constitutifs du corps et de l’univers. Dès lors, la maîtrise sur le corps permet de contrôler des aspects de la nature et donne accès à des pouvoirs sur les éléments : les siddhis, comme faire pleuvoir ou autres. Dès lors, certains Naths deviendront des auxiliaires des princes (leurs ashrams côtoyant le palais) : par la puissance de leur l’ascèse, les yogis rechargeaient, par exemple, la puissance de l’épée royale. Parfois il y a une véritable confusion des rôles, comme dans le royaume de Jodhpur, au Rajasthan, où les yogis se feront rois et les rois yogis. Après la disparition des royaumes, les monastères continuent à s’investir dans le monde par le biais de fondations charitables. Enfin, après la première guerre mondiale, certains yogis soutiennent des mouvements politiques violents, axés sur la construction d’une identité hindoue, et qui sont à l’origine du nationalisme hindou contemporain.
Au coeur de la communauté des ascètes
Décrivant cette fois des pratiques soufies actuelles, Delphine Ortis, docteur en anthropologie sociale et ethnologie, nous a livré les découvertes qu’elle a faites au cours de longs séjours en immersion avec les Qalandars. Héritiers d’une tradition pluricentenaire en Asie du Sud-est, cette confrérie de soufis a renouvelé la conception de l’ascétisme musulman. En marge des autres ordres soufis, les Qalandars transgressent ouvertement la sharia, font affront aux normes sociales et assument des taches considérées comme dégradantes afin d’atteindre l’union avec Dieu. Ils offrent une manifestation contemporaine précieuse pour la recherche de traditions remontant aux 12° et 13° siècles.
S’appuyant sur des représentations picturales d’une beauté éblouissante, dont certaines participent à l’exposition, Cécile Becker, docteure en histoire de l’art et responsable du pôle de la programmation artistique et culturelle au Musée Guimet, a étudié la topographie symbolique des ermitages tels qu’ils sont représentés dans l’art de l’Inde. Lieux d’ascèse et de purification, d’exil et d’asile, les ermitages forestiers sont aussi célébrés pour leur beauté et l’alliance qui s’y noue entre la nature, les dieux et les hommes. Ils se distinguent par une esthétique suscitant l’émerveillement, dont les caractéristiques ont été exaltées par les poètes en les miniaturistes.
En étudiant ces peintures, Cécile Becker a donné à voir deux spécificités ou attributs prêtés aux ermitages, la « centralité » et « l’insularité ». « Centralité » parce que l’ermitage est pensé comme le nombril du monde et parce qu’il s’agit d’un espace qui induit des circulations qui sacralisent le lieu où il se trouve. Lui-même a un centre : lorsque s’énonce l’épopée on prépare le lieu au cœur de l’ermitage. « Insularité » parce que sur les représentations, il est souvent entouré de limites qui l’isolent du reste du monde. A l’intérieur de ses frontières, les normes qui régissent la vie à l’extérieur sont rejetées comme en témoigne une miniature figurant une ascète écrivant les cheveux dénoués (ce qui est une entorse aux normes).
Pour qu’une greffe prenne, pour qu’un transfert culturel advienne, il faut qu’il y ait une attente du côté du récepteur
Ysé Tardan-Masquelier, historienne des religions, directrice de projets de l’EFY, est revenue sur les dynamiques transculturelles qui, depuis 1893 jusqu’à aujourd’hui ont permis au yoga de se « mondialiser ». Elle a tout d’abord détaillé les conditions culturelles qui ont permis la réception du yoga aux Etats-Unis à la fin de 19° siècle, puis en Europe. En effet, « Pour qu’une greffe prenne, pour qu’un transfert culturel advienne, il faut qu’il y ait une attente du côté du récepteur ». Cette attente se rencontre dans des milieux occidentaux marginaux, mais puissants : héritiers des romantiques, orientalistes, ésotéristes, théosophes, qui incarnent des quêtes spirituelles inassouvies.
Vivekananda, s’exprimant au Parlement des Religions de Chicago en 1893, entend répondre à cette demande par la proposition d’un hindouisme réinventé, une mystique universaliste qui s’adresse aussi à l’homme engagé dans le monde. Si son discours a tant de succès, c’est sans doute qu’il sait parler aux étrangers, de par l’éducation qu’il a reçue, faisant partie des classes aisées et éduquées indiennes qui ont assimilé les valeurs occidentales. Cela signifie que le yoga que Vivekananda présente à travers ses conférences sur la côte Est des Etats-Unis à la toute fin du XIX° siècle est déjà un yoga hybride, une spiritualité métissée. Mêlant la critique d’une modernité déshumanisante, la perspective évolutionniste et des conceptions védantines, dévalorisant la dimension posturale et corporelle, il fait du yoga le chemin par lequel l’humanité peut réaliser ses potentialités.
Dans les années 1980 une deuxième mondialisation démarre : le star system, les influenceur.se.s maitrisant les réseaux sociaux mettent en avant un corps idéal, la bonne santé, le bien-être. On pourrait penser que le yoga a perdu son attache à un renoncement, à une contre-culture, qu’il s’est départi de son potentiel émancipateur en devenant une pratique davantage axée sur l’accompagnement de vie que sur les ruptures …
Pourtant, les premières décennies du XXIème siècle témoignent du fait que le yoga n’a rien perdu de son acception holistique : envisagé aujourd’hui comme une discipline globale corps-esprit, il répond à de nouvelles quêtes de sens, à la recherche d’une éthique dans l’action, à une aspiration spirituelle au sens large, au désir de non-violence en pensée et en action.
Le yoga est vécu comme une ressource, une potentialité de résilience, une inspiration au moment où se pose la question d’engager une rupture.
Encore faut-il inclure dans ce paysage la voix l’Inde contemporaine… En effet, si, au lendemain de l’Indépendance, Nehru s’est mis en scène en pratiquant d’un yoga laïc et rationnel (et si, dès 1952, il a inclus le yoga dans le plan d’éducation physique des écoliers indiens), qu’en est-il aujourd’hui ? Quelle place tient le yoga en Inde aujourd’hui ? Ni rationnel et encore moins laïc, il sert aujourd’hui à diffuser une idéologie de l’ « hindouité », répond Ingrid Therwath, politologue et journaliste, dans son intervention intitulée « Le yoga en Inde, entre ‘soft power’ et propagande ? » … et à enrichir quelques individus puissants et dangereux au passage.
Depuis 2014, les nationalistes hindous au pouvoir à New Delhi n’ont eu de cesse de promouvoir le Yoga auprès des institutions internationales. Ce patrimoine, certes d’origine indienne, est interprété par eux comme un héritage strictement hindouiste et devant être contrôlé ou transmis à l’aune d’une culture exclusivement hindoue. Aussi la pratique du yoga imposée aux masses par le biais de gurus proches des courants ultra-nationalistes, peut-elle alimenter un sentiment de toute-puissance et justifier certaines violences.
Ysé Tardan-Masquelier a conclu cette journée très riche, qui a tenté de couvrir quelques-uns des moments cruciaux de l’histoire du yoga et de ses acteurs clés.
Elle a insisté sur le fait que malgré les ombres qui assombrissent le paysage mondial du yoga contemporain, qu’il s’agisse des idéologies ou du merchandising, cette discipline demeure une puissante ressource de vie spirituelle, de connaissance de soi et de liberté intérieure.
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