Les relations entre maîtres et disciples | Journée d’étude

La journée d’études « Les relations entre maîtres et disciples dans les spiritualités d’Asie ». Approches critiques, organisée à l’ICP le 24 mai 2023 a réuni des spécialistes des mondes indien, chinois et japonais autour d’une question, celle des modalités de transmission des savoirs spirituels, qui englobe des problématiques universelles et pouvant faire l’objet d’approches chronologiquement étendues et de dialogues inter- et pluridisciplinaires. Ce défi a été, de ce point de vue, magistralement relevé, d’autant plus que cette journée d’études ne constitue que le premier volet d’une série de trois rencontres (les deux autres, programmées pour l’année prochaine, seront consacrées à la même thématique mais dans ses déclinaisons respectivement dans le monde juif et dans le monde musulman) qui feront l’objet d’une publication commune.

Les interventions de cette journée ont permis d’examiner quelques aspects du rapport entre enseignants et élèves dans plusieurs contextes, allant des exemples upaniṣadiques de l’Inde ancienne (Marc Ballanfat), aux survivances et résistances des communautés taoïstes du Mont Qingcheng, au Sichuan, face à la révolution culturelle chinoise en 1966-1976 (Hélène Bloch), en passant par les rites d’ « entrée en renoncement » de la secte des Nāth Yogīs (Véronique Bouillier), les généalogies féminines de maîtres taoïstes dans le cadre de lignées de transmission traditionnellement patrilignagères en Chine (Georges Favreau) et le succès et les héritages du mouvement millénariste Ômoto, co-fondé, entre la fin du XIXe s. et le début du XXe s., par Deguchi Nao et son gendre Deguchi Onisaburô en réaction à la modernisation et à la laïcisation du Japon. La journée d’études s’est terminée par une table ronde qui a permis d’aborder la question des dérives sectaires et des abus liés aux relations maîtres-disciples à travers l’exemple, présenté par Raphaël Voix, du phénomène, de plus en plus diffusé dans l’Inde contemporaine, des télé-gurus ou hyper-gurus, véritables stars de la toile numérique en collusion avec le pouvoir nationaliste et ses revendications identitaires.

Parmi les fils rouges qui ont tissé la trame de cette riche journée, la thématique des qualités requises pour être un maître me semble l’une des plus fécondes.

 

Les relations entre maîtres et disciples : Quelles sont les qualités exigées d’un maître ?

 

Dans le rapport maître-disciple, l’autorité et la légitimité du maître constituent la condition sine qua non de l’échange dans le cadre d’un rapport hiérarchique, asymétrique, dans lequel la supériorité du maître s’est construite en amont par une reconnaissance incontestée (mais pas incontestable). Dans les spiritualités orientales, la figure du maître s’affirme en répondant à des exigences qui garantissent l’efficacité, le succès et la durée de son enseignement. Sur la base des exemples donnés lors des interventions, il est possible de réunir quelques éléments qui fondent l’autorité du maître :

 

1. Le savoir « supérieur » du maître :

 

Le maître est celui qui sait plus. Cette qualité est clairement identifiée dans le monde des Upaniṣhad, qui marquent une évolution importante dans la définition de l’autorité du maître et des contenus du savoir. Dans ce cadre, le maître s’impose – par le bais d’un dialogue certes héritier du traditionnel brahmodya (sorte de joute sapientielle entre brahmanes insérée dans le protocole de quelques rituels védiques), mais portant sur des contenus plus spéculatifs et sur un échange moins figé – grâce à un savoir supérieur. L’exemple le plus éloquent de ce processus est celui de Yājñavalkya qui, dans la Bṛhadāraṇyaka Upaniṣhad, se présente comme le plus instruit des Brahmanes et le prouve en répondant aux questions qui lui sont posées tour à tour par ses interlocuteurs, ou du roi Pravahaṇa Jaivali, qui, bien qu’étant membre de la classe des kṣatriya, devient le maître du brahmane Āruṇi (Chāndogya-Upaniṣad) en contredisant la normale séparation entre classes qui veut que le domaine de compétences des kṣatriyas se limite à la guerre et au pouvoir politique.
Par ailleurs, ce savoir peut se passer de la parole : c’est le cas des maîtres silencieux que l’on peut rencontrer chez les Nāth Yogīs, où la transmission d’un enseignement dépourvu d’érudition se fait par le silence. La connaissance vraie, celle de l’absolu, n’a pas besoin de mots pour se transmettre, à condition, bien entendu, que le transmetteur soit détenteur de ce savoir et que le disciple soit préparé à cet apprentissage initiateur.

2. L’exemplarité :

Le maître est celui qui se conduit correctement et en cela sert d’exemple aux disciples.

 

Cette qualité de modèle pour les autres se devine aisément, par exemple, derrière l’un des mots qui, en sanskrit, désignent le maître : ācāryā, mot dérivé de la racine qui apparaît dans le verbe ācar « se comporter ». Le maître est ainsi non seulement celui qui règle la conduite du disciple, mais aussi celui qui sert de modèle de conduite aux disciples. En cela, il est censé faire preuve d’une éthique irréprochable. La position dominante dont il bénéficie au sein d’un rapport par définition asymétrique doit théoriquement l’obliger à ne pas en abuser. Ce n’est malheureusement pas toujours le cas, comme le montrent, par exemple, les dérives, les manipulations et les excès auxquels se livrent certains gurus contemporains face à des disciples vulnérables, en Asie comme en France (cf. rapport de la Miviludes) ou la compromission de certains soi-disant « maîtres » avec des pouvoirs autocratiques et xénophobes.

 

 

3.L’appartenance à une chaîne de transmission :

à l’exception du cas particulier des maîtres fondateurs, le maître est un passeur, il est l’héritier et le dépositaire d’un savoir et se doit d’être fidèle à l’enseignement reçu.

 

Autrement dit, le maître a été lui-même disciple. Cela implique d’avoir en amont accompli un parcours exigeant et de s’être distingué pour la qualité de l’engagement. Le bon maître a donc été à l’origine un apprenti appliqué : il a accepté une discipline parfois très sévère et les codes et comportements imposés par son propre maître. Dans certaines sectes, comme chez les Nāth Yogīs, l’intégration dans la communauté des disciples se fait en renonçant à son appartenance et à son identité d’origine, notamment par le biais des rituels d’initiation, véritables moments transformateurs. D’une manière générale, celui qui aspire à devenir disciple manifeste le désir d’une transformation libératrice, comme le mumukṣu, qui passe par un effort (tapas) plus ou moins intense et se met au service (sevā) du maître. Un bon enseignant a été élève, au début.

 

4. Savoir choisir, discipliner et diffuser hors du cercle :

 

étant responsable du fonctionnement de la chaîne de transmission, le maître est aussi celui qui sait reconnaître les qualités de ses disciples : cela lui donne le pouvoir d’accepter ou de refuser un disciple potentiel et surtout de mettre à l’épreuve sa motivation ou de le punir (cf. un autre mot qui, en sanskrit, désigne le maître, śāsaka, qui signifie, littéralement, « celui qui punit », du verbe śās, « punir », « châtier », mais aussi « gouverner », « instruire », « éduquer »). Le bon maître sait aussi préparer sa succession, choisir son héritier, afin que son enseignement se perpétue et afin d’éviter les divisions et disputes qui peuvent se manifester parmi les disciples les plus proches après sa mort. Il sait aussi confier à un certain nombre de disciples ayant parfaitement achevé leur formation, la mission de diffuser son enseignement en dehors de son entourage (comment ne pas penser au cas de Rāmakrisna et Vivekananda ?).

 

5. Une personnalité charismatique :

 

pour les maîtres en général, mais surtout pour les maîtres fondateurs d’un courant spirituel ou d’une secte, la légitimité passe aussi par le privilège d’une personnalité exceptionnelle, charismatique.

 

Cette « aura sacrée » qui accompagne le maître fondateur s’appuie sur un récit qui accorde à un individu une destinée et des compétences hors du commun, par l’octroi d’une révélation divine, ou plus généralement par une expérience surhumaine (souvent advenue pendant une retraite ascétique, dans une grotte, par exemple, ce qui met en jeu, par ailleurs, la symbolique matricielle et donc renvoie à une renaissance). Le maître fondateur devient ainsi, en quelque sorte, un messager, un intermédiaire entre les hommes et des puissances supérieures. Il ne détient pas forcément un savoir, mais sait transmettre le message des divinités. C’est le cas de Deguchi Nao, fondatrice du mouvement Ōmoto (« La grande origine ») qui, en 1892, serait entrée en état de possession et aurait reçu la visite d’un kami, porteur d’une prophétie aux tons millénaristes, et d’Onisaburo Deguchi qui, après une retraite ascétique dans une grotte de montagne pendant laquelle il aurait vécu des expériences d’extra-corporalité et de possession, se présenta en 1898 comme une sorte de messie destiné à sauver le monde. Les deux, unis à partir de 1900 par un lien de parenté (Onisaburo se maria avec l’une des filles de Deguchi Nao) s’associèrent en 1899 pour structurer plus solidement le mouvement fondé par Nao, incarnant le couple femme-médium et homme-ascète récurrent dans la religion japonaise.

 

6. Le culte du maître :

 

l’autorité d’un maître spirituel, surtout fondateur, se mesure aussi à l’aune du succès de son enseignement après sa mort.

 

La durée d’un enseignement s’appuie en effet, entre autres, sur le respect que ses disciples reconnaissent à un maître fondateur (historique ou légendaire) sur la longue durée. Cette déférence pour la figure du maître disparu peut se transformer en véritable culte, comme dans le cas de Zhou Xianhai (1850-1930 c.) du Belvédère des Transformations intensifiées (Zenghua guan, dans le Hunan) qui bénéficie, en raison du récit légendaire de sa disparition, d’une vénération presque divine, dépassant largement les frontières du culte des ancêtres de la tradition chinoise. Le culte du maître constitue par ailleurs un élément unificateur pour les disciples, évitant ainsi des divisions internes, sources potentielles d’affaiblissement des mouvements spirituels.

 

7. Le maître sait s’adapter à l’air du temps.

 

Pour qu’un enseignement se diffuse et se perpétue, il faut qu’il puisse atteindre des disciples potentiels désireux de l’apprendre et de le transmettre à leur tour.

 

Pour cette raison, non seulement l’enseignement doit pouvoir toucher un auditoire réceptif, mais aussi se déployer dans un contexte donné. Un enseignement peut certes défier le pouvoir en place, encourager une contestation ou un mouvement réactionnaire (comme le mouvement Ōmoto), mais seulement en s’adressant à des femmes et des hommes qui partagent cette posture protestataire et qui sont prêts à défendre les idées diffusées par un maître. Lorsque la survie d’un enseignement est mise en danger par le pouvoir politique, le maître doit alors savoir s’adapter, quitte à simplifier son message, à établir des compromis avec le pouvoir, à « déguiser » son message pour résister passivement à une censure, une interdiction, un climat hostile.

Le cas du Centre monastique du Mont Qingcheng (Sichuan) est à ce titre très révélateur, car, contrairement à beaucoup d’autres monastères taoïstes chinois, il sut survivre à la révolution culturelle chinoise de 1966-1976, échappant ainsi à la vague de démolition des lieux de culte par les Gardes Rouges. Cette survie fut possible car les maîtres de ce centre surent s’approprier le langage des communistes, en mettant en place, ne serait-ce qu’en surface, pour faire illusion devant les autorités politiques, une organisation bureaucratique modelée sur le politique, au risque de se réinventer pour survivre.

 

Dans cette même logique, l’utilisation des réseaux sociaux et d’internet permettent aujourd’hui à des maîtres de s’adapter à de nouvelles formes de communication et de transmission permettant par ailleurs d’atteindre un public plus vaste. Le support de transmission n’est pas mauvais en soi, mais, encore une fois, l’éthique et la déontologie marquent la frontière entre le bon et le mauvais maître, l’enseignement qui nourrit et l’enseignement qui détruit.

Seulement une surveillance accrue des dérives, une dénonciation plus efficace des abus, une prise de conscience critique pourront endiguer ce phénomène qui demande un important travail d’éducation et d’éveil. Il s’agit, là encore, d’enseignement et de transmission.

 

 

 

Crédits photos:

Ma Ananda Mai et Swami Vivekananda : wikipédia

Gandhi : Image par marian anbu juwan de Pixabay

Maitre Zen : Image par Ngoc Pham de Pixabay

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